La famille selon Dalpé

La famille selon Dalpé

La chronique d’Yves Dalpé du 5 mai nous mettant en garde contre les dénonciations excessives (!) d’abus sexuels contre les enfants a été dure sur le moral.

Les discours masculinistes à la Dalpé sont toujours déprimants, avec leur rhétorique exaspérante visant à blâmer des victimes, réduire la portée des violences commises, et nier les inégalités sociales à la base de ces violences.

Comme l’explique éloquemment Typhaine Leclerc-Sobry, l’intervention de Dalpé est particulièrement problématique en ce qu’elle «donne du poids à la dichotomie qui veut qu’il existe d’une part des ‘vrais agresseurs’ et de l’autre des ‘bons gars qui font une erreur isolée’» et laisse entendre que «le comportement des ‘hypersexuels pour qui tout semble permis et qui ne se gênent pas pour avoir de multiples relations extra-conjugales’ est plus problématique que l’agresseur occasionnel, le ‘mononcle’».

Dalpé appuie son souci pour le bien-être des ‘mononcles’ qui, selon lui, souffrent de conséquences disproportionnées lorsque leurs agressions sont dénoncées publiquement, sur l’argument usé que l’opprobre public et la honte brisent des familles et nuisent à l’ensemble de ses membres, incluant les victimes. Il conclut ainsi :

« En passant, savez-vous que l’agresseur est souvent une personne véritablement aimée par l’enfant abusé, et ce, toute une vie? Il peut être un oncle, le conjoint de la mère, le père ou un frère. Il vaut donc la peine de contenir sa colère et de trouver des façons d’aborder ce sujet extrêmement délicat dans un esprit positif. »[1]

Arrêter de s’énerver et, surtout, laver son linge sale en famille – voilà qui semble, selon Dalpé, une réponse ‘positive’ aux agressions.

Cet idéal de ‘protection’ et de repli sur la famille, comme le défend Dalpé, est un corrélat de l’érosion néolibérale des structures de solidarité sociale. Bien que Dalpé lui-même ne fait pas le lien entre ses politiques masculinistes et les discours d’austérité dont on nous rabat présentement les oreilles, ces idéologies sont tissées étroitement l’une dans l’autre.

De dire que le patriarcat et le capitalisme se nourrissent l’un de l’autre est certainement un truisme (particulièrement en ce moment néolibéral). Pourtant il me semble pertinent de déballer le concept de la famille, tel qu’il ressort du discours de Dalpé, et mettre en lumière certaines de ses implications en termes de citoyenneté et de marginalisation.

La famille est une figure de style particulièrement efficace pour les discours conservateurs. Les tirades comme celle de Dalpé n’ont malheureusement rien d’original, et l’idée de briser des familles en dénonçant des agressions est une stratégie courante de bâillon, visant à maintenir les inégalités qui sous-tendent le statuquo.

Le souci de Dalpé de protéger les ‘mononcles’ qui, après tout, n’ont commis qu’un unique ‘écart’ (quel euphémisme dégoûtant) est porteur d’une idéologie qui, d’une part, nie la nature systématique de la violence contre les femmes et les enfants, et d’autre part dépolitise les actes commis et les lieux dans lesquels ils sont commis – c’est-à-dire au sein de la famille.

Dans ce texte, je cherche à démontrer que la vision de la famille comme un lieu apolitique, havre de sécurité qu’on doit protéger contre les interventions ‘excessives’, est un outil discursif et idéologique qui sert au déploiement et au maintien de structures d’oppression et d’inégalités sociales, menant à des violences collectives et individuelles.

La famille (néo)libérale

La famille ‘protégée’ que défend Dalpé est un lieu particulièrement propice à la violence et à la marginalisation, entre autres puisqu’elle représente un espace situé au-delà – ou en-deçà – de la sphère de citoyenneté dans une société libérale.

En effet le libéralisme est fondé sur une version de la citoyenneté où des individus indépendants participent à des engagements citoyens de façon libre et autonome. Suivant cette logique, le devoir premier de l’état libéral est de promouvoir la liberté de ces engagements.

Les critiques féministes abondent qui dénoncent ces idéaux libéraux de liberté et d’indépendance. Centrée sur l’autonomie et la production individuelle, la version libérale de la citoyenneté rejette de son champ les nécessités de l’existence – et donc de l’autonomie –, et du même coup les contributions visant à répondre à ces nécessités. Ce rejet est particulièrement marqué en ce moment de néolibéralisme, où notre vision de la liberté et de l’autonomie se resserre sur la capacité à contribuer à l’économie sans imposer un fardeau financier à l’état.

Dans ce contexte, l’idée de famille est cruciale. C’est au sein de la famille que le bon sens libéral renvoie le maintien de l’existence et de l’autonomie des citoyennes et citoyens. La famille est ainsi tissée des relations de dépendance qui sont la face cachée de la citoyenneté – la famille crée et maintient des citoyennes et citoyens en étant elle-même un non-lieu de citoyenneté. Le travail qui s’y accomplit y est cantonné, donc invisible – et c’est aussi le cas de celles (surtout celles) et ceux qui accomplissent ce travail.

En alourdissant le fardeau social attribué aux familles, les coupures draconiennes qui caractérisent ce moment néolibéral diminuent d’autant plus les chances de participation citoyennes de celles et ceux de qui la famille demande le plus de temps et d’énergie. La présence d’individus capables d’engagements libres et autonomes dans la sphère citoyenne implique la présence de personnes qui, dans ce non-lieu de la famille, maintiennent cette liberté et cette autonomie au prix de leur propre capacité citoyenne.

L’état d’exception

Ainsi, l’érosion des programmes sociaux sous un régime néolibéral ne fait pas qu’accentuer les inégalités, mais également diminue les chances de participation citoyenne et d’émancipation des personnes qui dérogent aux idéaux d’autonomie et de liberté. Sans surprise, la majorité de ces personnes sont au départ parmi les plus vulnérables dans notre contexte social – notamment les femmes et les enfants.

Abandonnées au non-lieu de la famille, ces personnes sont doublement marginalisées, d’une part par leur capacité limitée à exercer leurs droits de citoyenneté, et d’autre part puisque ces droits ne se rendent pas nécessairement aux lieux privés de la famille. Ainsi la famille peut facilement devenir un ‘état d’exception’ – une situation où le droit commun est suspendu – comme l’illustrent par exemple les programmes d’aide ménagère à domicile. Et les ‘écarts’ des mononcles.

De la chronique d’Yves Dalpé au ‘bon père de famille’ des libéraux, les discours conservateurs s’appuient allègrement sur la famille comme symbole de sécurité et de fragilité à protéger.

Cette symbolique a besoin de la menace du monde extérieur – des ‘vrais’ agresseurs de Dalpé, ces monstres ‘hypersexualisés’ qui (scandale!) « ne se gênent pas pour avoir de multiples relations extra-conjugales sans se sentir coupables ». De tout ce qui nous rappelle et nous convainc que la violence – la vraie là – est ponctuelle, exceptionnelle, dysfonctionnelle, et externe. Et qui nous distrait des violences structurelles, ainsi que des violences régulières et intimes, invisibles puisque déployées dans des espaces hors-citoyenneté.

Cette symbolique sonne atrocement faux. Dans les faits, elle sert surtout à exacerber l’invisibilité et la marginalisation d’individus déjà vulnérables – à tuer les canaris dans la mine.

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