Points de vue anarchistes sur la prostitution

Points de vue anarchistes sur la prostitution

Notes de lecture sur «Les anarchistes et la prostitution : perspectives historiques »

Les débats qui déchirent le(s) mouvement(s) féministe(s) au sujet de la prostitution/travail du sexe n’épargnent pas les organisations anarchistes. Au cours des dernières années, ce « débat » a d’ailleurs affligé des organisations québécoises comme le Collectif Emma Goldman et le Salon du livre anarchiste. Avec l’intention de dégager des points de vue anarchistes convergents sur la question, Francis Dupuis-Déri s’attèle à tracer un historique des positions libertaires sur le sujet dans son article « Les anarchistes et la prostitution : perspectives historiques », publié au printemps 2013 dans la revue Genre, sexualité et société.

Se penchant plus particulièrement sur la période allant de la fin du 19ème siècle aux années 1930, Dupuis-Déri utilise tant des textes produit par des figures de proue de l’anarchisme (de Cleyre, Goldman, Kropotkine, etc.), que des écrits de militantes et militants méconnus ou anonymes.

Il reconnaît que certains auteurs anarchistes, Proudhon notamment, ont adopté des discours misogynes et réducteurs par rapport à la prostitution et aux femmes qui en vivaient mais montre que l’on retrouve aussi des prises de positions plus nuancées et constructives. Dupuis-Déri dénombre quatre critiques principales qui ressortent de ces écrits : « celles du capitalisme, de l’idéologie libérale qui pense le travail rémunéré comme une liberté, du mariage (hétérosexuel) et de la marchandisation de l’amour et de la sexualité. »

Critique du capitalisme

À la fin du 19ème, bon nombre d’organisations anarchistes, de l’Europe à l’Amérique latine, considèrent que c’est la précarité financière qui force les femmes à se prostituer : « [s]i vivre de son travail est très difficile à l’homme, cela est à peu près impossible à la femme » (Albert, 1907, cité dans Dupuis-Déri, 2013).

Dès le début du 20ème siècle des femmes anarchistes poussent cette réflexion plus loin. Emma Goldman, qui a travaillé comme infirmière auprès de prostituées, dénonce la stigmatisation de ces femmes qui tentent de survivre; Madeleine Pelletier et d’autres féministes font valoir que les femmes font les frais de la discrimination sexuelle sur le marché du travail et se retrouvent acculer à choisir « entre la prostitution et la mort » (Pelletier, 1934, citée dans Dupuis-Déri, 2013).

Les rapports de classe sont donc pointés du doigt comme responsables de la prostitution tant comme système social d’exploitation que, plus directement, lorsque les hommes aisés utilisent leur pouvoir d’achat pour acheter des services sexuels à des femmes forcément plus démunies. Pourtant, certaines anarchistes, notamment l’organisation espagnole Mujeres libres, dénoncent aussi leurs camarades anarchistes et antifascistes qui prennent part à ce commerce.

Critique de l’idéologie libérale qui pense le travail rémunéré comme une liberté

Bien avant les militantes pour la reconnaissance du travail du sexe, certains anarchistes font valoir, dès la fin du 19ème siècle, que la prostitution serait « un métier comme un autre » et qui ne pose problème que dans la mesure où les femmes qui la pratiquent sont forcées à le faire.

Pour d’autres, si l’échange de services sexuels contre de l’argent s’apparente aux autres formes de travail, c’est justement parce que les femmes qui vendent leur corps, comme les prolétaires qui vendent leur force de travail, sont exploitées par le système économique en place. « Il n’y a, dans les deux cas, qu’une seule et même prostitution » (Armand, 2009 [1934], cité dans Dupuis-Déri, 2013).

Cette position permet donc une critique radicale de la prostitution comme résultat de l’intersection entre patriarcat et capitalisme plutôt que des femmes prenant part à ce commerce comme étant amorales. Madeleine Pelletier, féministe et anarchiste citée plus haut, souligne aussi que la socialisation des femmes les pousse à tenter de plaire, à utiliser leurs charmes pour survivre.

Dupuis-Déri profite de ces points de vue énoncés il y a plus d’un siècle pour faire la distinction « entre liberté de choisir et possibilité de décider. Choisir évoque la liberté d’opter pour l’ensemble des choix (tous les métiers, par exemple). Décider évoque plutôt la marge de manœuvre limitée dont dispose une personne face à des choix limités » (Dupuis-Déri, 2013). Cette précision permet donc à la fois de reconnaître la capacité des personnes à faire des choix réfléchis et le contexte socioéconomique contraignant dans lequel ces choix s’inscrivent.

Critique du mariage (hétérosexuel)

Comme certaines féministes l’avaient dénoncé depuis le 17ème siècle, plusieurs anarchistes de l’époque à laquelle s’est intéressé Dupuis-Déri se penchent sur les similitudes entre prostitution et mariage hétérosexuel. Les parallèles sont d’autant plus évidents une époque où les femmes mariées doivent abandonner l’éventuel emploi salarié qu’elles occupaient avant le mariage pour s’occuper exclusivement de la famille – maison, enfants et… sexe – contre le gite et le couvert. Ainsi, plusieurs anarchistes critiquent du même souffle l’institution du mariage et celle de la prostitution, qui placent toutes deux les femmes en position de subordination et les forcent à abandonner le (plein) contrôle sur leur corps.

Critique de la marchandisation de l’amour et de la sexualité

Au-delà des critiques du mariage comme arrangement social basé sur l’exploitation des femmes, certain-e-s anarchistes remettent en question le couple hétérosexuel en tant que tel.

Les alternatives proposées sont variables : amour libre/polyamour, couple monogame égalitaire [1], asexualité/ abstinence volontaire. Les supporters de l’amour libre s’opposent à la logique de la prostitution comme activité choisie puisqu’ils et elles dénoncent la marchandisation des rapports humains inhérente au capitalisme. Des relations véritablement libres, qu’elles soient sexuelles, amicales ou militantes, doivent forcément être gratuites et non motivées par des besoins matériels.

Ces quatre sections offrent donc un aperçu des points de vue variés mais pas forcément irréconciliables qu’ont développé les anarchistes au tournant du 20ème siècle sur la question toujours d’actualité du travail sexuel. Dommage, toutefois, que Dupuis-Déri ne développe pas autant les deux dernières critiques (du mariage et de la marchandisation) et nous laisse nous demander si c’est par choix ou parce que ces perspectives sont restées marginales.

Et maintenant?

Il importe de souligner que dans l’ensemble, les militantes et militants cités affichent une certaine solidarité avec les femmes pratiquant la prostitution et dénoncent la répression qu’elles subissent. Plusieurs dénoncent la criminalisation des prostituées mais ne se satisfont pas de la possibilité de légaliser la prostitution et de la soumettre au contrôle de l’État. Ils et elles souhaitent plutôt voir la prostitution disparaître complètement avec la révolution, qui sonnerait le glas pour le capitalisme et le patriarcat.

Entre temps, les approchent pour soutenir les femmes prostituées sont parfois divergentes – et rappellent le douloureux débat actuel entre « abolitionnistes » et « pro-travail du sexe ».

Et d’ailleurs, est-ce que ces perspectives historiques permettent aux anarchistes et aux féministes libertaires d’aujourd’hui de trancher sur cette question qui ne date pas d’hier? Dupuis-Déri répond, il me semble, par l’affirmative, même s’il rappelle que rien ne force les anarchistes à adopter les positions traditionnellement soutenues par leurs prédécesseurs.

Il rappelle : «  que la prostitution est encore fortement influencée par

  1. le système capitaliste en général (exploitation et aliénation) et l’idéologie libérale (mythe de la liberté de choix) ;
  2. le patriarcat comme système économique (discrimination salariale entre les sexes et exploitation du travail féminin par les hommes) ;
  3. la morale (distinction entre mères et putains) ; et
  4. l’État (répression ou réglementation, et politiques racistes).

Tout comme les anarchistes sont solidaires des personnes salariées qui critiquent le capitalisme et leur travail, il s’agit d’être solidaire envers les femmes prostituées et anciennement prostituées, et de respecter leur parole, surtout quand elles critiquent leur travail sexuel monnayé. »

Et vous, vous en pensez quoi?

Le texte intégral :

Francis Dupuis-Déri, « Les anarchistes et la prostitution : perspectives historiques », Genre, sexualité & société [En ligne], 9 | Printemps 2013, mis en ligne le 01 juin 2013, consulté le 12 octobre 2013. URL : http://gss.revues.org/2775 ; DOI : 10.4000/gss.2775


[1]. Dupuis-Déri fait remarquer que même si cette approche peut sembler plus réformiste puisqu’elle diffère moins du mariage traditionnel, elle dénonce « que les hommes hétérosexuels valorisent trop souvent les relations « ouvertes » et le « polyamour » pour justifier l’appropriation sexuelle des corps de femmes, sans respecter leurs émotions ni se sentir responsables pour les conséquences induites par ces relations. »

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